X
LA VOITURE BLEUE
« C’était un méchant tour, dit Haroun le vizir.
Montre-m’en un qui soit honnête. »
R. Smullyan
D’humeur maussade, César haussa un sourcil sous le bord de son chapeau tout en balançant son parapluie. Puis il regarda autour de lui avec le dédain, atténué en un délicat ennui, dans lequel il avait coutume de se retrancher quand la réalité confirmait ses pires appréhensions. Il est vrai que le marché aux puces du Rastro n’avait rien d’accueillant ce matin-là. Le ciel était gris, la pluie menaçait et les propriétaires des stands installés dans les rues où se prolongeait le marché se préparaient à une averse. Par endroits, la promenade se transformait en un fastidieux parcours d’obstacles entre badauds, bâches et housses de plastique crasseuses tombant des éventaires.
— Tu sais, dit-il à Julia qui examinait une paire de chandeliers cabossés en laiton, posés par terre sur une couverture, nous perdons notre temps… Il y a des siècles que je ne trouve plus rien ici qui vaille la peine.
Ce n’était pas tout à fait exact, et Julia le savait. De temps en temps, grâce à son œil exercé, César déterrait dans ce monceau de scories qu’était le vieux marché, dans cet immense cimetière de rêves jetés à la rue par le ressac de naufrages anonymes, une perle oubliée, un petit trésor que le hasard avait voulu tenir caché aux yeux des autres : la coupe de cristal XVIIIe, le cadre ancien, la porcelaine miniature. Et une fois, dans une petite boutique minable de vieux livres et revues, deux belles pages capitulaires enluminées par un habile moine anonyme du XIIIe siècle que Julia avait restaurées et que l’antiquaire avait ensuite vendues pour une petite fortune.
Ils montèrent lentement vers la partie haute où, devant quelques immeubles lépreux, au fond de sombres cours communiquant entre elles grâce à des passages fermés par des grilles de fer, se trouvaient la plupart des boutiques spécialisées dans les antiquités que l’on pouvait considérer comme raisonnablement sérieuses ; même si, lorsqu’il parlait d’elles, César ne pouvait s’empêcher de faire un geste de prudence sceptique.
— À quelle heure dois-tu rencontrer ton rabatteur ?
César changea son parapluie de main – un objet de grand prix, au manche d’argent magnifiquement ciselé –, puis il remonta la manchette gauche de sa chemise pour jeter un coup d’œil à la montre en or qu’il portait au poignet. Il était très élégant avec son grand chapeau de feutré havane décoré d’un ruban de soie et son manteau en poil de chameau jeté sur ses épaules, un foulard au col ouvert de sa chemise de soie. Toujours frôlant les limites, mais sans jamais les dépasser.
— Dans un quart d’heure. Nous avons le temps.
Ils flânèrent un peu parmi les étalages. Sous les yeux moqueurs de César, Julia s’intéressa à un plat en bois peint, paysage aux couleurs jaunies et au dessin naïf qui représentait une scène rurale : une charrette tirée par des bœufs qui s’éloignait sur un chemin bordé d’arbres.
— Tu ne vas pas acheter cette chose, ma chérie, fit l’antiquaire en détachant chaque syllabe pour mieux savourer son indignation. C’est ignoble… Et tu ne marchandes même pas ?
Julia ouvrit le sac qu’elle portait en bandoulière et en sortit son porte-monnaie, sans écouter les protestations de César.
— De quoi te plains-tu ? dit-elle pendant qu’on enveloppait le plat dans du papier journal. Je t’ai toujours entendu dire que les gens comme il faut ne discutent jamais les prix : ils paient rubis sur l’ongle, ou ils s’en vont la tête haute.
— Cette règle ne s’applique pas ici – César jetait autour de lui un œil professionnel manifestement dédaigneux, pinçant le nez devant la vision plébéienne de ces étalages de brocante. Pas avec ces gens.
Julia glissa le paquet dans son sac.
— Tu aurais quand même pu avoir la gentillesse de m’en faire cadeau… Quand j’étais petite, tu me passais tous mes caprices.
— Quand tu étais petite, je t’ai trop gâtée. Et de plus, je refuse absolument de payer un sou pour un objet aussi vulgaire.
— La vérité, c’est que tu es devenu radin. Question d’âge.
— Tais-toi, vipère – le bord de son chapeau jeta une ombre sur le visage de l’antiquaire quand il se pencha pour allumer une cigarette devant la devanture d’une boutique remplie de poussiéreuses poupées d’époque. – Plus un mot, ou je te déshérite.
D’en bas, Julia le vit monter dignement le petit escalier, tenant en l’air son fume-cigarette d’ivoire, avec cette expression que César prenait souvent, à la fois dédaigneuse et fatiguée, l’air languide de celui qui n’attend pas grand-chose au bout du chemin, sans que cela l’empêche, pour une simple question d’esthétique, de le parcourir tout entier avec autant de dignité que possible. Comme Charles Ier montant à l’échafaud, faisant presque une faveur au bourreau, le souvenez-vous déjà au bord des lèvres, prêt à se faire décapiter de profil, fidèle à son effigie frappée sur les pièces de monnaie. Son sac serré contre elle, précaution nécessaire à cause des pickpockets, Julia se promena parmi les étalages. Mais il y avait trop de monde et elle décida de revenir sur ses pas, vers le grand escalier du haut duquel on dominait la place et la rue principale du marché, mer de bâches sous lesquelles fourmillaient les passants.
Elle avait une heure devant elle avant de retrouver César dans un petit café de la place, entre une boutique d’instruments de marine et un fripier spécialisé dans les surplus de l’armée. Elle alluma une Chesterfield, s’accouda sur la rampe et se mit à fumer, immobile, en regardant passer les gens. En bas de l’escalier, assis au bord d’une fontaine de pierre jonchée de papiers gras, de pelures de fruits et de boîtes de bière vides, un jeune homme blond à cheveux longs, vêtu d’un poncho, jouait des mélodies andines sur une petite flûte de roseau. Elle écouta quelques instants la musique, puis laissa errer son regard sur le marché dont la rumeur lui arrivait assourdie par la hauteur. Elle resta ainsi jusqu’à ce qu’elle termine sa cigarette, puis elle descendit l’escalier en s’arrêtant devant la vitrine aux poupées. Certaines étaient nues, d’autres habillées – pittoresques costumes de paysannes, vêtements romantiques tarabiscotés, gants, chapeaux, ombrelles. Certaines des petites filles, d’autres des femmes adultes. Certaines avec des traits vulgaires, d’autres des expressions infantiles, ingénues, perverses… Les bras, les mains à moitié levées en un mouvement imaginaire, en diverses postures, comme surprises ainsi par le souffle froid du temps passé depuis que leur propriétaire les avait abandonnées ou vendues, ou depuis qu’elle était morte. Petites filles qui finirent par être des femmes, pensa Julia, belles ou dépourvues d’attraits, qui plus tard, un jour, aimèrent ou peut-être furent aimées, qui avaient caressé ces corps de chiffon, de carton et de porcelaine avec des mains maintenant disparues dans la poussière des cimetières. Mais toutes ces poupées avaient survécu à leurs propriétaires ; témoins muets, immobiles, qui gardaient dans leurs rétines imaginaires l’image des scènes domestiques oubliées, déjà effacées du temps et de la mémoire des vivants. Tableaux fanés ébauchés entre des brumes nostalgiques, moments d’intimité familiale, de chansons enfantines, d’embrassements amoureux. Et aussi de larmes et de chagrins, de songes réduits en cendres, de décadence et de tristesse. Peut-être même de méchanceté. Il y avait quelque chose de troublant dans cette multitude d’yeux de verre et de porcelaine qui la regardaient sans baisser les paupières, avec la sagesse hiératique que seul possède le temps, des yeux immobiles incrustés dans ces visages pâles de cire ou de carton, à côté des vêtements que le temps avait obscurcis jusqu’à donner un aspect terne et sale aux dentelles et broderies. Et leurs cheveux, peignés ou en désordre, cheveux naturels – cette pensée la fit frissonner – qui avaient appartenu à des femmes vivantes. Une mélancolique association d’idées lui vint à l’esprit, souvenir d’un fragment de poème qu’elle avait entendu César réciter des années plus tôt :
Si l’on avait gardé tous les cheveux
Des femmes aujourd’hui mortes…
Elle eut du mal à détourner le regard de la vitrine où se réfléchissaient les lourds nuages gris qui assombrissaient la ville. Et lorsqu’elle se retourna, prête à poursuivre son chemin, elle vit Max. Elle faillit même le bousculer au milieu de l’escalier. Habillé d’une grosse marinière bleue dont le col relevé cachait presque sa queue de cheval, il regardait derrière lui comme s’il s’éloignait de quelqu’un dont la présence l’inquiétait.
— Quelle surprise ! dit-il en souriant avec cette expression de jeune loup qui plaisait tant à Menchu, avant d’échanger des banalités sur le temps exécrable et la cohue du marché.
Au début, il ne donna aucune explication sur sa présence, mais Julia vit qu’il était vigilant, furtif même, comme s’il attendait quelque chose ou quelqu’un. Peut-être Menchu, puisqu’ils avaient rendez-vous non loin de là comme il le lui expliqua par la suite : une histoire compliquée de cadres d’occasion qui, une fois réparés – Julia s’était chargée bien des fois de ce genre de travail –, mettraient en valeur certaines toiles exposées dans la galerie.
Max ne lui était pas sympathique, ce qu’elle attribuait à la gêne qu’elle ressentait toujours en sa présence. Par contraste avec les relations totalement naturelles qu’elle entretenait avec son amie Menchu, il y avait quelque chose en lui, entrevu dès le moment où ils avaient fait connaissance, qui déplaisait souverainement à la jeune femme. César, dont la fine intuition féminine ne se trompait jamais, disait souvent que Max, à part d’être un vraiment beau spécimen, avait en lui quelque chose d’indéfinissable, de mesquin, qui transparaissait dans son sourire faux, dans la façon insolente dont il regardait Julia. Le regard de Max était de ceux qu’on ne soutient pas trop longtemps, mais quand Julia l’oubliait, le coup d’œil suivant le lui rappelait aussitôt, rusé, aux aguets, fuyant et en même temps pénétrant. Ce n’était pas un de ces regards qui errent çà et là avant de se poser tranquillement sur la personne qui est l’objet de leur attention, comme celui de Paco Montegrifo, mais de ceux que l’on devine fixes quand ils croient que personne ne s’en aperçoit et qui se détournent dès qu’ils se sentent observés. « Le regard de quelqu’un qui a l’intention, au minimum, de voler ton portefeuille », avait dit un jour César à propos de l’amant de Menchu. Et Julia, qui n’avait fait qu’esquisser un geste pour reprocher à l’antiquaire sa méchanceté, dut admettre intérieurement qu’il avait parfaitement raison.
Mais il y avait encore d’autres aspects troubles dans son attitude. Julia savait que ces regards ne recelaient pas seulement de la curiosité. Sûr de son physique, Max se conduisait souvent, en l’absence de Menchu ou quand elle avait le dos tourné, d’une façon insinuante et calculée. Tous les doutes qu’elle aurait pu avoir à ce sujet disparurent un soir qu’elle était chez Menchu, très tard. La conversation languissait quand son amie sortit un moment de la pièce pour chercher des glaçons. Max, penché au-dessus de la table basse où se trouvaient les verres, avait pris celui de Julia et l’avait porté à sa bouche. Pas plus. Et effectivement, il n’y aurait pas eu davantage dans son geste si, au moment de reposer le verre sur la table, il n’avait pas regardé la jeune femme l’espace d’une seconde à peine avant de se passer la langue sur les lèvres et de sourire avec une expression cynique qui disait : dommage que les circonstances ne me permettent pas de pénétrer plus loin ton intimité. Naturellement, Menchu n’en avait jamais rien su et Julia aurait préféré se couper la langue plutôt que de lui faire une confidence qui aurait eu l’air parfaitement ridicule exprimée à haute voix. Si bien que, depuis l’incident du verre, elle avait adopté à l’égard de Max l’unique attitude possible : un mépris absolu lorsque les circonstances l’obligeaient à s’adresser à lui. Une froideur calculée pour marquer les distances quand ils se rencontraient, comme ce matin au Rastro, face à face et sans témoin.
— J’ai du temps avant mon rendez-vous avec Menchu, dit-il en faisant danser sur son visage ce sourire satisfait que Julia détestait tant. Tu prendrais un verre ?
Elle le regarda fixement avant de secouer lentement la tête, délibérément.
J’attends César.
Le sourire de Max s’accentua. Il savait parfaitement que l’antiquaire lui non plus ne le tenait pas en très haute estime.
— Dommage, murmura-t-il. Nous n’avons pas souvent l’occasion de nous rencontrer comme aujourd’hui… Je veux dire : seuls.
Julia se contenta de hausser les sourcils en regardant autour d’elle, comme si elle attendait César d’un moment à l’autre. Max suivit son regard, puis haussa les épaules sous sa marinière bleu foncé.
— Je dois retrouver Menchu en bas, à côté de la statue du soldat, dans une demi-heure. Si ça te dit, nous pouvons prendre quelque chose ensemble plus tard – il fit une pause exagérée pour ajouter, en pesant ses mots : tous les quatre.
— On verra ce qu’en dit César.
Elle le regarda qui s’éloignait dans la foule en faisant rouler ses larges épaules, jusqu’à le perdre de vue. Comme en d’autres occasions, elle restait avec la désagréable impression de ne pas avoir su marquer son territoire ; comme si, malgré son refus, Max avait réussi une fois de plus à violer son intimité, comme le jour de l’incident du verre. Fâchée contre elle-même, mais sans trop savoir quoi se reprocher, elle alluma une autre cigarette et aspira brusquement une bouffée. Il y avait des moments, se dit-elle, où elle donnerait n’importe quoi pour avoir la force de casser la belle gueule d’étalon satisfait de ce Max.
Elle se promena un quart d’heure parmi les éventaires avant de se rendre au café. Elle pensait se distraire dans le tohu-bohu qui l’entourait, les cris des vendeurs, le mouvement confus de la foule, mais son front restait soucieux et son regard absent. Elle avait oublié Max ; c’était autre chose qui la tracassait. Le tableau, la mort d’Álvaro, la partie d’échecs, revenaient comme une obsession, lui posaient des questions sans réponses. Peut-être le joueur invisible était-il tout près lui aussi, dans la foule, en train de l’épier tandis qu’il préparait le coup suivant. Elle regarda autour d’elle, méfiante, puis serra sur son ventre son sac de cuir où se trouvait le pistolet de César. La situation était tellement atroce qu’elle en était absurde. Ou peut-être était-ce le contraire : tellement absurde qu’elle en était atroce.
De vieilles tables de marbre et de fer forgé encombraient le café au parquet encaustiqué. Julia commanda une boisson gazeuse et resta très tranquille, à côté de la vitrine embuée, essayant de ne penser à rien, jusqu’à ce que la vague silhouette de l’antiquaire apparaisse au bout de la rue, estompée par la condensation qui recouvrait la vitre. Elle se précipita à sa rencontre comme un enfant qui veut se faire consoler, ce qui d’ailleurs n’était pas loin de la réalité.
— Toujours plus jolie, la complimenta César avec une admiration affectée, les mains sur les hanches, planté en plein milieu de la rue pour se donner en spectacle. Comment fais-tu, ma fille ?
— Ne sois pas idiot – elle le prit par le bras, envahie par un immense soulagement. Il y a une heure à peine que nous nous sommes quittés.
— C’est justement ce que je dis, princesse – l’antiquaire avait baissé la voix, comme s’il susurrait des secrets. Tu es la seule femme que je connaisse qui soit capable d’embellir en l’espace de soixante minutes… Si tu as un truc, nous devrions le faire breveter. Je suis sérieux.
— Idiot.
— Bellissima.
Ils descendirent la rue vers l’endroit où la voiture de Julia était garée. En chemin, César la mit au courant de l’opération qu’il venait de conclure avec succès : une Mater dolorosa qu’on pourrait attribuer à Murillo si l’acheteur n’était pas trop exigeant et un secrétaire Biedermeier, signé Virienichen et daté de 1832, en mauvais état mais authentique ; rien que ne puisse réparer un bon ébéniste. Deux véritables aubaines, achetées à un prix raisonnable.
— Surtout le secrétaire, petite princesse – César balançait son parapluie, enchanté de son coup. Tu sais qu’il existe une classe sociale, bénie soit-elle, qui ne peut vivre sans le lit qui a appartenu à Eugénie de Montijo, ou le bureau sur lequel Talleyrand signait ses parjures… Et une nouvelle bourgeoisie de parvenus dont le meilleur symbole de succès, lorsqu’elle veut les imiter, est un Biedermeier… Ils arrivent et t’en demandent un sans autre préambule, sans préciser s’ils cherchent une table ou un secrétaire ; ce qu’ils veulent, c’est un Biedermeier, à tout prix, n’importe quoi. Il y en a même qui croient aveuglément à l’existence historique du pauvre monsieur Biedermeier et qui sont très surpris de voir le meuble signé par un autre… Ils commencent par sourire, désarçonnés, puis ils font comme s’ils avaient compris et me demandent si je n’ai pas un autre Biedermeier authentique, soupira l’antiquaire, manifestement découragé par cette triste époque. S’ils n’avaient pas leurs chéquiers, je t’assure que j’en enverrais plus d’un chez les Grecs.
— Tu l’as fait plusieurs fois, si je ne me trompe pas.
César soupira de nouveau et fit une grimace navrée.
— Mon côté un peu coquin, chérie. Il m’arrive de perdre les pédales, si j’ose dire, mon côté reine mère scandalisée… Comme Jekyll et Mr. Hyde. Encore heureux que presque plus personne ne connaisse les Grecs.
Ils arrivèrent devant la voiture de Julia, garée dans une impasse, au moment où la jeune femme racontait sa rencontre avec Max. La seule mention de son nom suffit pour que César plisse le front sous le bord de son chapeau qu’il portait coquettement incliné sur le côté.
— Je suis heureux de ne pas avoir vu ce proxénète, siffla-t-il. Il continue ses perfides insinuations ?
— À peine. Je crois qu’au fond il a peur que Menchu l’apprenne.
— C’est là où le bât blesse cette canaille. Le nerf de la guerre. – César fit le tour de la voiture en direction de la portière de droite. Tiens ! Nous avons une contravention.
— Non, ce n’est pas possible !
Mais si, parfaitement. Regarde le petit papier, sur le parebrise – l’antiquaire frappait le bout de son parapluie par terre, agacé. On croit rêver. En plein Rastro, et la police perd son temps à distribuer des contraventions, au lieu de courir après les voleurs et la racaille, comme c’est son devoir… Quelle honte – il parlait très fort en regardant autour de lui, d’un air provocateur. Quelle honte !
Julia jeta une bombe d’aérosol vide que quelqu’un avait posée sur le capot de la voiture et prit le papier, en réalité une fiche de bristol du format d’une carte de visite. Elle se figea tout à coup, comme frappée par la foudre. Son visage dut changer d’expression car César la regarda, inquiet, et se précipita vers elle.
— Petite, tu es toute pâle… Qu’est-ce qui se passe ?
Il lui fallut quelques secondes pour répondre et, quand elle le fît, elle ne reconnut pas sa propre voix. Elle avait terriblement envie de prendre ses jambes à son cou, de se réfugier dans un endroit chaud et sûr, pour se cacher la tête, pour fermer les yeux, se sentir à l’abri.
— Ce n’est pas une contravention, César.
Elle tenait la carte entre ses doigts et l’antiquaire lança un juron absolument incongru dans la bouche d’une personne aussi bien élevée que lui. Car sur le bristol, avec un sinistre laconisme, en caractères que tous les deux connaissaient déjà bien, quelqu’un avait tapé un message à la machine :
Pa7 x Tb6
Elle sentit que sa tête tournait tandis qu’elle regardait, ahurie, autour d’elle. L’impasse était déserte. La personne la plus proche était une vendeuse d’images pieuses, assise au coin de la rue sur une chaise de paille, vingt mètres plus loin, les yeux fixés sur les gens qui passaient devant sa marchandise étalée par terre.
— Il était ici, César… Tu comprends ?… Il était ici.
Elle se rendit compte qu’il y avait de la peur dans sa voix, mais pas de surprise. Une peur – cette prise de conscience lui vint comme en vagues d’une tristesse infinie –, non plus déjà de l’imprévu, mais qui se transformait en une sorte de lugubre résignation ; comme si le joueur mystérieux, sa présence proche et menaçante, se cristallisait en une malédiction irrémédiable avec laquelle il lui faudrait vivre le restant de ses jours. En supposant, se dit-elle avec une cruelle lucidité, qu’il lui restât encore longtemps à vivre.
César retournait la carte, le visage décomposé. L’indignation l’empêchait presque de parler :
— Ah, la canaille… l’infâme…
Tout à coup, Julia cessa de penser à la carte. Elle se souvint de la bombe vide qu’elle avait trouvée sur le capot. Elle la ramassa, sentant en se baissant qu’elle naviguait au milieu des nuages d’un rêve, mais elle parvint à fixer suffisamment son attention sur l’étiquette pour comprendre de quoi il s’agissait. Elle secoua la tête, déconcertée, avant de montrer la bombe à César. De plus en plus absurde.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda l’antiquaire.
— Un aérosol pour réparer les crevaisons… Tu pulvérises dans la valve et le pneu se gonfle. C’est une sorte de pâte blanche qui bouche le trou par l’intérieur.
— Et qu’est-ce que ça fait là ?
— J’aimerais bien le savoir.
Ils examinèrent les pneus. Rien d’anormal du côté gauche. Julia fit le tour de la voiture pour regarder les deux autres roues. Tout était en ordre. Mais, au moment où elle allait jeter la bombe dans le caniveau, un détail attira son attention : le capuchon de la valve du pneu arrière droit avait disparu et une bulle blanche sortait par l’orifice.
— Quelqu’un a gonflé le pneu, conclut César après avoir regardé, très surpris, la bombe vide. Il était peut-être crevé.
— Pas quand j’ai laissé la voiture, répondit la jeune femme, et tous les deux se regardèrent, remplis de noirs pressentiments.
— Ne monte pas, dit César.
La marchande d’images pieuses n’avait rien vu. Beaucoup de monde passait par là et il fallait bien qu’elle s’occupe de son commerce, expliqua-t-elle en étalant soigneusement sur le trottoir des Sacrés-Cœurs, des saints Pancrace et des Vierges de tous genres et tous modèles. Dans l’impasse, elle n’était pas sûre. Un voisin peut-être, trois ou quatre personnes depuis une heure.
— Vous vous souvenez de quelqu’un en particulier ? – César avait ôté son chapeau et se penchait vers la marchande, manteau jeté sur les épaules, parapluie sous le bras ; le portrait tout craché d’un vrai monsieur, dut penser la marchande, même si ce foulard de soie qu’il portait au cou était peut-être un peu voyant pour un homme de son âge.
— Je ne crois pas – la vendeuse s’emmitoufla dans son châle de laine et fit mine d’essayer de se souvenir. Si, une dame, il me semble. Et des jeunes.
— Vous vous souvenez de quoi ils avaient l’air ?
— Vous savez : des jeunes. Blousons de cuir, blue-jeans…
Julia sentait une idée absurde aller et venir dans sa tête. Mais les limites de l’impossible s’étaient singulièrement élargies ces derniers jours.
— Vous avez vu quelqu’un avec une marinière bleu foncé ? Je veux parler d’un homme de vingt-huit ou trente ans, grand, avec une queue de cheval…
La marchande ne se souvenait pas d’avoir vu Max. Pour la femme, oui, elle l’avait regardée, parce qu’elle s’était arrêtée un moment devant ses images pieuses et qu’elle pensait qu’elle allait lui en acheter une. Blonde, d’âge moyen, bien habillée. Mais elle ne la voyait pas en train de forcer une voiture, ce n’était pas le genre. Elle portait un imperméable.
— Avec des lunettes de soleil ?
— Oui.
César lança un regard grave à Julia.
— Il n’y a pas de soleil aujourd’hui, dit-il.
— Je le sais bien.
— C’est peut-être la femme des documents – César fit une pause et ses yeux se durcirent. Ou Menchu.
— Ne dis pas de bêtises.
L’antiquaire tourna la tête et jeta un coup d’œil aux gens qui passaient à côté d’eux.
— Tu as raison. Mais tu as bien pensé à Max.
— Max… C’est différent…
Son visage s’assombrit quand elle regarda au bout de la rue, comme si Max ou la blonde à l’imperméable s’y trouvait encore. Et ce qu’elle vit, en plus de lui couper net la parole, la fit sursauter comme si elle avait reçu un coup dans le dos. Non, il n’y avait aucune femme répondant à ce signalement ; mais, parmi les bâches et les plastiques des marchands, il y avait bel et bien une voiture garée au coin. Une voiture bleue.
De là où elle se trouvait, Julia ne pouvait savoir s’il s’agissait d’une Ford, mais son sang ne fit qu’un tour. S’écartant de la marchande d’images pieuses, devant un César médusé, elle fit quelques pas sur le trottoir puis, après avoir contourné un ou deux étalages de brocante, elle s’arrêta, les yeux braqués vers le coin de la rue, dressée sur la pointe des pieds pour mieux voir. C’était une Ford bleue aux glaces teintées. Elle ne pouvait voir la plaque d’immatriculation, pensa-t-elle confusément, mais pour une seule matinée, les coïncidences étaient quand même bien nombreuses : Max, Menchu, la carte sur le pare-brise, la bombe vide, la femme à l’imperméable, et maintenant la voiture qui était devenue un élément clé de son cauchemar. Elle sentit que ses mains tremblaient et elle les enfonça dans les poches de son blouson tandis qu’elle devinait derrière elle la présence rassurante de l’antiquaire.
— C’est la voiture, César. Tu comprends ?… Je ne sais pas qui c’est, mais il est dedans.
César ne répondit rien. Il ôta lentement son chapeau qu’il jugeait peut-être inapproprié dans les circonstances et regarda Julia. La jeune femme ne l’avait jamais autant aimé, ce César qui serrait les lèvres et qui avançait maintenant le menton, ses yeux bleus à moitié fermés, un éclat dur qu’elle ne lui connaissait pas entre les paupières. Les traits fins de son visage méticuleusement rasé s’étaient tendus et les muscles saillaient des deux côtés de sa mâchoire. Il était peut-être homosexuel, disaient ses yeux ; et aussi un homme de bonnes manières, peu enclin à la violence. Mais il n’avait absolument rien d’un poltron. Du moins, quand il s’agissait de sa princesse.
— Attends-moi, dit-il.
— Non. On y va ensemble – elle le regarda avec tendresse. Un jour, elle l’avait embrassé sur les lèvres, pour jouer, comme quand elle était petite. Et elle eut envie de le faire à nouveau ; mais cette fois, ce n’était plus un jeu. – Toi et moi.
Elle glissa la main dans son sac et arma le Derringer. César, très calme, mit son parapluie sous son bras, s’approcha d’un étalage et s’empara d’un énorme tisonnier, comme s’il choisissait une canne.
— Vous permettez ? dit-il au marchand surpris en lui glissant dans la main le premier billet qu’il sortit de son portefeuille. Puis il regarda tranquillement Julia :
— Pour une fois, ma chère, permets-moi de passer devant toi.
Et ils se dirigèrent vers la voiture en se cachant derrière les stands des marchands forains ; Julia la main dans son sac, César le tisonnier dans sa main droite, son parapluie et son chapeau dans la gauche. Le cœur de la jeune femme battait la chamade quand elle réussit à voir la plaque d’immatriculation. Plus aucun doute : Ford bleue, glaces teintées, les lettres TH. Bouche sèche, estomac noué, Peter Blood devait se sentir comme moi, pensa-t-elle, avant de se lancer à l’abordage.
Ils arrivèrent au coin de la rue et tout alla très vite. Dans la voiture, quelqu’un avait baissé la glace du côté du conducteur pour jeter un mégot. César laissa tomber par terre son chapeau et son parapluie, leva le tisonnier et s’avança vers le côté gauche du véhicule, prêt à tuer des pirates s’il le fallait, ou quiconque se trouvait dans l’auto. Julia, les dents serrées, les tempes battantes, se mit à courir, sortit son pistolet de son sac et glissa le canon par la fenêtre, avant que les occupants de la voiture aient eu le temps de remonter la vitre. Un visage inconnu apparut devant le canon du pistolet : un homme jeune et barbu qui regardait l’arme avec des yeux épouvantés. Son voisin se retourna en sursautant quand César ouvrit l’autre porte, brandissant d’un air menaçant le tisonnier.
— Sortez ! Sortez ! criait Julia, au bord de la crise de nerfs.
Le visage défiguré par la peur, le barbu leva les mains en écartant les doigts, suppliant.
— Calmez-vous, mademoiselle ! bafouilla-t-il. Pour l’amour de Dieu, calmez-vous… Nous sommes de la police !
— Je reconnais, dit l’inspecteur principal Feijoo en croisant les mains sur son bureau, que jusqu’à présent nous n’avons pas été très efficaces dans cette affaire…
Il laissa sa phrase en suspens et sourit placidement à César, comme si ce manque d’efficacité de la police justifiait tout. Entre gens du monde, semblait dire son regard, on peut se permettre une certaine autocritique constructive.
Mais César n’était pas d’humeur à en rester là.
— C’est une façon, dit-il dédaigneusement, de qualifier ce que d’autres appelleraient de l’incompétence pure et simple.
Le sourire décomposé de Feijoo montra qu’il avait été touché au vif. Ses dents apparurent sous sa moustache fournie et mordirent sa lèvre inférieure. Il regarda l’antiquaire, puis Julia, avant de se mettre à tambouriner nerveusement sur son bureau avec un stylobille bon marché. Face à César, il n’avait d’autre choix que de faire bien attention où il mettait les pieds ; et tous les trois savaient parfaitement pourquoi.
— La police a ses méthodes.
Des mots, encore des mots, et César s’impatientait, cruel. Ce n’était pas parce qu’il faisait affaire avec Feijoo qu’il était obligé de lui témoigner de la sympathie. Moins encore après l’avoir surpris en train de jouer à ce vilain jeu.
Si ces méthodes consistent à faire suivre Julia pendant qu’un fou se promène dans la nature en envoyant des messages anonymes, je préfère ne pas dire ce que je pense de vos méthodes – il se tourna vers la jeune femme, puis regarda de nouveau l’inspecteur. – Je n’arrive même pas à comprendre que vous la considériez comme suspecte dans la mort du professeur Ortega… Pourquoi n’avez-vous pas enquêté sur moi, tant qu’à faire ?
— Mais nous l’avons fait. – Piqué par l’impertinence de César, l’inspecteur rongeait son frein. À vrai dire, nous enquêtons sur tout le monde – il montra les paumes de ses mains, acceptant la responsabilité de ce qu’il était prêt à qualifier de monumentale bavure. C’est le travail, voyez-vous.
— Et vous avez trouvé quelque chose ?
— J’ai le regret de vous dire que non. – Feijoo se gratta l’aisselle sous sa veste et changea de position dans son fauteuil, mal à l’aise. Pour être franc, nous ne sommes pas plus avancés qu’au début… Les médecins légistes eux non plus ne sont pas d’accord sur les causes de la mort d’Álvaro Ortega. Notre espoir, s’il y a vraiment un assassin, c’est qu’il commette une erreur.
— Et c’est pour cette raison que vous m’avez suivie ? demanda Julia, encore furieuse. Elle était assise, son sac serré contre son ventre, une cigarette entre les doigts. Pour voir si c’était moi qui faisais une erreur ?
L’inspecteur la regarda d’un air revêche.
— Ne le prenez pas tellement à cœur. Simple routine… Une tactique policière comme une autre.
César haussa un sourcil.
— Comme tactique, elle ne paraît pas très prometteuse. Ni très rapide.
Feijoo ravala sa salive et son amour-propre. En ce moment, pensa Julia avec une jubilation malveillante, l’inspecteur reniait de toute son âme ses inavouables relations commerciales avec l’antiquaire. Il suffisait que César ouvre la bouche dans un ou deux endroits bien choisis pour que, sans accusation directe ni paperasserie officielle, de cette façon discrète dont les choses se font à un certain niveau, l’inspecteur principal achève sa carrière dans un obscur bureau d’un lointain commissariat. Comme simple gratte-papier.
— Ce que je peux vous assurer, dit-il enfin, lorsqu’il eut à peu près digéré la boule qu’il avait en travers de l’estomac, comme le montrait clairement son visage, c’est que nous allons continuer l’enquête – il parut se souvenir de quelque chose, à regret. Et naturellement, la demoiselle bénéficiera d’une protection spéciale.
— Pas question, répondit Julia, pour qui l’humiliation de Feijoo ne suffisait pas à lui faire oublier la sienne. Plus de voiture bleue, s’il vous plaît. Assez.
— Il s’agit de votre sécurité, mademoiselle.
— Vous avez vu que je peux me protéger toute seule.
L’inspecteur détourna les yeux. Il devait avoir encore la gorge éraillée après la colère qu’il avait piquée, quelques minutes plus tôt, contre les deux inspecteurs qui s’étaient laissé surprendre comme des débutants. « Jean-foutre ! hurlait-il… Flics de merde, flics du dimanche !… Vous m’avez fait prendre le cul nu ! Et vous allez me le payer !… » César et Julia l’avaient entendu derrière la porte, tandis qu’ils attendaient dans le couloir du commissariat.
— Puisque vous en parlez…, commença-t-il après un long instant de réflexion. Manifestement, il avait livré un dur combat intérieur, devoir ou opportunisme, avant de s’effondrer sous le poids de ce dernier. – Compte tenu des circonstances, je ne crois pas que… Je veux dire que ce pistolet… – il avala sa salive avant de regarder César. – Après tout, il s’agit d’une pièce de collection, pas d’une arme moderne proprement dite. Et vous, en tant qu’antiquaire, vous avez le permis voulu… – il regardait le dessus de son bureau. Sans doute songeait-il à la dernière pièce, une pendule XVIIIe, que César lui avait payée un bon prix quelques semaines plus tôt. – Pour ma part, et je parle aussi au nom des deux inspecteurs en cause… – il souriait jaune, conciliant. Je veux dire que nous sommes prêts à passer l’éponge. Vous, don César, vous récupérez votre Derringer, mais en me promettant que vous le surveillerez mieux à l’avenir. De son côté, la demoiselle nous tient au courant s’il y a du nouveau et, naturellement, elle nous téléphone immédiatement si elle croit voir quelque chose d’anormal. Et je ne veux plus rien savoir de ce pistolet… Je me fais bien comprendre ?
— Parfaitement, répondit César.
— Bien… – la concession qu’il venait de faire à propos du pistolet semblait lui avoir donné un peu d’ascendant moral, si bien que Feijoo se sentait plus détendu lorsqu’il se retourna vers Julia. – Pour votre pneu, il faudrait savoir si vous désirez porter plainte.
Elle le regarda, surprise.
— Une plainte ?… Contre qui ?
L’inspecteur principal attendit avant de répondre, comme s’il espérait que Julia devinerait toute seule la réponse.
— Contre X, dit-il. Tentative de meurtre.
— Celui d’Álvaro ?
— Le vôtre – les dents de l’inspecteur apparurent de nouveau sous sa moustache. Parce que, quelle que soit la personne qui envoie ces cartes, ses intentions sont un peu plus sérieuses que de jouer simplement aux échecs. L’aérosol avec lequel on a gonflé votre pneu après l’avoir dégonflé s’achète dans n’importe quel magasin d’accessoires automobiles… Mais celui-ci avait été partiellement rempli d’essence avec une seringue… Ce mélange, l’essence et la mousse plastique de la bombe, devient très explosif à partir d’une certaine température… Il aurait suffi de faire quelques centaines de mètres pour que le pneu chauffe et explose juste au-dessous du réservoir d’essence. La voiture se serait enflammée comme une torche, vous à l’intérieur – il souriait toujours, enchanté, avec une mauvaise foi évidente, comme si leur raconter tout cela était pour lui une douce revanche qu’il s’était réservée jusque-là… Terrible, n’est-ce pas ?
Le joueur d’échecs entra dans le magasin de César une heure plus tard, les oreilles émergeant au-dessus du col de sa gabardine, les cheveux mouillés. On aurait dit un chien errant, squelettique, pensa Julia en le regardant secouer son imperméable pour en faire tomber les gouttes de pluie sur le seuil de la porte, entouré de tapis, de porcelaines et de tableaux qu’il n’aurait pu se payer avec son salaire d’une année. Muñoz serra la main de la jeune femme – une poignée de main brève et sèche, sans chaleur, un simple contact qui n’engageait à rien –, puis il salua César en inclinant la tête. Ensuite, tandis qu’il essayait de ne pas tacher les tapis avec ses chaussures trempées, il écouta sans sourciller le récit de l’aventure du Rastro. De temps en temps, il hochait vaguement la tête, comme si l’histoire de la Ford bleue et du tisonnier de César ne l’intéressait pas le moins du monde. Ses yeux éteints ne reprirent vie que lorsque Julia sortit la carte de son sac et la posa devant lui. Quelques instants plus tard, il avait déplié son petit échiquier dont ils ne l’avaient pas vu se séparer au cours des derniers jours, et il étudiait la nouvelle position des pièces.
— Ce que je ne comprends pas, dit Julia qui regardait par-dessus son épaule, c’est pourquoi il a laissé la bombe vide sur le capot. Nous allions forcément la voir… À moins qu’il n’ait été surpris.
— Peut-être s’agissait-il seulement d’un avertissement, suggéra César, assis dans son fauteuil de cuir, sous la verrière. Un avertissement de très mauvais goût.
— Alors, elle s’est donné vraiment beaucoup de mal. Préparer la bombe, dégonfler le pneu, le regonfler… Sans compter qu’elle risquait de se faire voir – elle comptait sur ses doigts, incrédule. C’est assez ridicule – fit-elle une grimace, surprise de ce qu’elle venait de dire… Vous vous rendez compte ? Voilà que je parle de notre joueur invisible au féminin, comme si c’était une femme… La mystérieuse dame à l’imperméable me trotte dans la tête.
— Nous cherchons peut-être midi à quatorze heures, intervint César. Si tu réfléchis bien, ce matin, au Rastro, il y avait des dizaines de blondes en imperméable. Certaines devaient même avoir des lunettes de soleil… Mais tu as raison pour ce qui est de la bombe vide. Sur le capot, tellement visible… C’est vraiment grotesque.
— Peut-être pas tant que ça, dit Muñoz.
César et Julia le regardèrent. Le joueur d’échecs était assis sur un tabouret devant la table basse où il avait posé son échiquier. Il avait enlevé sa gabardine et sa veste, laissant voir sa chemise bon marché et froissée. Des ourlets aux coudes raccourcissaient les manches. Il avait parlé sans quitter l’échiquier des yeux, les mains posées sur ses genoux. Et Julia qui se trouvait à côté de lui vit au coin de sa bouche cette expression indéfinissable qu’elle connaissait si bien maintenant, à mi-chemin entre la réflexion silencieuse et le sourire à peine ébauché. Elle comprit alors que Muñoz avait réussi à déchiffrer le dernier coup.
Le joueur d’échecs approcha le doigt du pion de la case a7, sans le toucher :
— Le pion noir de la case a7 prend la tour blanche en b6…, expliqua-t-il en leur montrant le mouvement sur l’échiquier. C’est ce que notre adversaire dit dans sa carte.
— Et qu’est-ce que ça signifie ? demanda Julia.
Muñoz attendit quelques secondes avant de répondre.
— Qu’il renonce à un autre coup qui nous faisait peur, d’une certaine manière. Je veux parler de prendre la dame blanche en e1 avec la tour noire de c1… Ce coup aurait nécessairement entraîné un échange de dames – il leva les yeux et lança un regard préoccupé à Julia. Avec tout ce que cela suppose.
Julia écarquillait les yeux.
— Vous voulez dire qu’il renonce à me prendre, moi ?
Le joueur fit un geste ambigu.
On peut l’interpréter de cette façon – il étudia quelques instants la pièce qui représentait la dame blanche. Et dans ce cas, il serait en train de nous dire : « Je peux tuer, mais je le ferai quand je voudrai. »
— Il joue au chat et à la souris, murmura César en frappant le bras de son fauteuil… Le misérable !
— Il ou elle, murmura Julia.
L’antiquaire fit claquer sa langue, incrédule.
— Rien ne dit que la femme à l’imperméable, si c’est elle qui se trouvait dans l’impasse, agit pour son propre compte. Elle peut tout aussi bien être la complice de quelqu’un d’autre.
— Oui, mais de qui ?
— C’est ce que j’aimerais savoir, ma chérie.
— De toute manière, reprit Muñoz, si vous oubliez un instant la femme à l’imperméable et si nous revenons à la carte, nous pouvons tirer une nouvelle conclusion sur la personnalité de notre adversaire… – il les regarda tour à tour et haussa les épaules avant de montrer l’échiquier, comme si c’était pour lui une perte de temps que de chercher des réponses ailleurs que dans les pièces du jeu. – Nous savons déjà qu’il a l’esprit passablement tordu ; nous savons maintenant qu’il est également suffisant… Présomptueux – ou présomptueuse. En fait, il se moque de nous… – il montra une fois de plus l’échiquier, les invitant à observer la position des pièces. – Regardez bien. Sur le plan strictement pratique, du point de vue des échecs, prendre la dame blanche n’était pas un bon coup… Les blancs n’auraient pas eu d’autre choix que d’accepter l’échange de dames et de prendre la dame noire avec la tour blanche de b2. Les noirs se seraient alors trouvés en très mauvaise posture. Leur unique porte de sortie aurait été de déplacer la tour noire de e1 à e4 pour menacer le roi blanc… Mais il aurait suffi que le pion blanc se déplace de d2 en d4 pour que le roi soit à l’abri. Ensuite, cerné de pièces ennemies, sans espoir de recevoir une aide extérieure, le roi noir aurait inévitablement été échec et mat. Les noirs perdaient la partie.
— Vous voulez dire, demanda Julia, que toute cette histoire de la bombe sur le capot et de la menace contre la dame blanche n’était qu’une fausse piste ?
— Je n’en serais pas du tout surpris.
— Pourquoi ?
— Parce que notre ennemi a joué le coup que j’aurais joué à sa place : prendre la tour blanche de b6 avec le pion de a7. Ce mouvement réduit la pression des blancs sur le roi noir qui se trouvait dans une situation très délicate – il hocha la tête, admiratif. Je vous ai déjà dit que c’était un bon joueur.
— Et maintenant ? demanda César.
Muñoz passa la main sur son front et réfléchit en regardant l’échiquier.
— Nous avons deux options… Nous devrions peut-être prendre la dame noire, mais cela pourrait forcer notre adversaire à jouer l’échange de dames – il regarda Julia –, ce qui ne me plaît pas. Ne l’obligeons pas à faire ce qu’il n’a pas fait… – il hocha de nouveau la tête, comme si les cases noires et blanches confirmaient ses pensées. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’il sait que nous raisonnerons ainsi. Et c’est tout à fait remarquable, car je vois les coups qu’il joue, alors que lui ne peut qu’imaginer les miens… Plutôt, ceux qu’il me dicte. Pour le moment, nous faisons ce qu’il nous dit de faire.
— Avons-nous le choix ? demanda Julia.
— Pour le moment, non. Nous verrons plus tard.
— Quel est le prochain mouvement ?
— Notre fou. Nous le faisons passer de f1 à d3 pour menacer sa dame.
— Et que va-t-il faire… Il ou elle ?
Muñoz ne répondit pas tout de suite. Immobile, il regardait l’échiquier comme s’il n’avait pas entendu la question.
— Même aux échecs, dit-il enfin, les prévisions ont leurs limites… Le meilleur mouvement possible, ou le mouvement le plus probable, est celui qui met l’adversaire dans la position la plus désavantageuse. Une manière d’évaluer l’opportunité d’un coup consiste donc à supposer simplement qu’il a été joué et à analyser ensuite la partie du point de vue de l’adversaire ; en d’autres termes, vous faites appel à vos propres ressources, mais en vous mettant à la place de l’ennemi. Vous imaginez un autre mouvement et vous vous mettez aussitôt dans la peau de l’adversaire de votre adversaire. C’est-à-dire que vous redevenez vous-même. Et ainsi de suite, indéfiniment, selon les capacités de chacun… Je veux dire par là que je sais où je suis arrivé, mais j’ignore où il en est, lui.
— Selon ce raisonnement, intervint Julia, le plus probable est qu’il choisisse le coup qui nous fera le plus de mal. Vous ne croyez pas ?
Muñoz se gratta la nuque. Tout doucement, il posa le fou blanc sur la case d3, à côté de la dame noire. Puis il parut se plonger dans de profondes réflexions tandis qu’il analysait la nouvelle situation sur l’échiquier.
— Quoi qu’il fasse, dit-il enfin, et son visage s’était assombri, je suis sûr qu’il va nous prendre une pièce.